II

Paul Eyre avait rêvé d’une cité verte scintillante se dressant au bout d’un immense champ de fleurs rouges et s’était senti heureux jusqu’au moment où il avait ouvert les yeux. Il se redressa, l’air hébété. Il se rappela avoir aperçu un visage de femme parmi les épis de blé, avoir entrevu le grand corps fauve soutenant son buste et avoir enfoncé la pédale de frein. La voiture s’était arrêtée sur le bas-côté, Paul avait mis au point mort et regardé la femme. Elle avait agité un bras blanc et souri, découvrant des dents qui n’avaient rien d’humain : pointues et largement espacées, comme celles d’un chat, elles étaient cependant régulières. Paul s’était mis à trembler puis avait perdu conscience.

Il se trouvait à présent dans une étrange pièce nue. En voulant se lever, il s’aperçut qu’il était enchaîné au lit par un bras et une jambe. « Qu’est-ce qui se passe ? cria-t-il. Qu’est-ce qui se passe ici ? »

Ses oreilles bourdonnaient, il avait des palpitations. Il s’allongea de nouveau et fixa des yeux l’unique source de lumière : une ampoule au plafond protégée par un épais grillage. Puis il vit la caméra de télévision, sorte de gargouille borgne perchée sur une équerre métallique. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit, une femme tout enveloppée de blanc entra, tenant à la main une seringue hypodermique.

Le temps que la porte était restée ouverte, Eyre avait aperçu dans le couloir un visage d’homme aux traits lourds, avec d’épais sourcils noirs, un nez cassé, de grosses lèvres.

— Comment allez-vous, Mr. Eyre ? demanda la voix assourdie de la femme derrière le rectangle de verre de son masque.

Elle demeurait au pied du lit comme si elle attendait la permission d’avancer.

— Où suis-je ? Qu’est-ce qui se passe ?

— A l’Adler Sanitarium. Vous êtes resté quatre jours en catatonie. Je m’appelle Mrs. Epples, je suis là pour vous aider à guérir. Si vous voulez bien, je vais vous faire une piqûre – juste un tranquillisant, cela ne vous fera aucun mal.

Elle parlait d’une façon bizarre pour une infirmière, comme si elle avait peur de lui, et Paul eut l’impression qu’elle n’insisterait pas s’il refusait la piqûre.

Il se sentait faible, son estomac gargouillait, il avait faim. Sa bouche était sèche comme du parchemin.

— Je ne veux pas de piqûre, répondit-il. Pourquoi suis-je attaché ? Que faites-vous dans cet accoutrement ? J’ai une maladie contagieuse ?

La femme se tourna vers l’œil froid de la caméra comme si elle espérait en tirer quelque assurance.

— Vous posez trop de questions à la fois, dit-elle avec un rire nerveux. On vous a attaché pour vous empêcher de vous blesser. Nous ne savons pas si vous êtes malade ou non mais il y a dans votre sang des, euh, des organismes étranges. Tant que nous ne connaîtrons pas leur nature exacte, nous devrons vous garder en quarantaine.

— Mon bras gauche et ma jambe droite ne sont pas attachés, répliqua Eyre. Rien ne m’empêche de m’en servir pour me blesser si c’est vraiment cela qui vous inquiète. Et de quels organismes parlez-vous ?

— Des organismes inconnus jusqu’alors, répondit l’infirmière.

— Et si je dois aller aux toilettes ?

— Il y a un bassin de lit et du papier hygiénique sur l’étagère. Vous pouvez l’atteindre.

— Comment je vous appelle pour emporter le bassin ?

— Nous saurons quand vous aurez besoin de quelqu’un, dit la femme en jetant un coup d’œil à la caméra.

— Vous voulez dire qu’on m’épie ?

— Nous ne voulons pas que vous vous blessiez, expliqua-t-elle en reculant.

— Vous n’avez aucun droit de me garder ici ! cria Paul. Je veux sortir immédiatement !

— Je vous apporte à manger, déclara l’infirmière avant de quitter la pièce.

La colère de Paul grimpa puis retomba. Il prit peur, se sentit complètement perdu. S’il s’était réveillé avec une camisole de force, si l’infirmière lui avait annoncé qu’il était fou, il aurait compris. Mais tout sonnait faux dans sa situation. On le retenait prisonnier, on lui mentait. Paul était absolument sûr qu’il se trouvait là à cause de ce qui s’était passé dans le bois – quand, déjà ? – cinq jours plus tôt. Et cette femme, Mrs. Epples, avait peur de lui pour une raison ou pour une autre. Pourtant, il était censé être resté en cata-chose, bref dans une sorte de coma. Qu’avait-il, bien pu faire pour l’effrayer de la sorte ? Disait-elle la vérité quand elle parlait des organismes bizarres de son sang ?

Eyre n’avait jamais été capable de cesser un moment toute activité pour réfléchir – sauf quand il imaginait quelque nouveau gadget. De plus, il lui fallait un papier et un crayon pour mettre de l’ordre dans ses idées. Il ne lisait que des journaux, des revues parlant de chasse, d’automobiles, de bateaux à moteur, ou des ouvrages techniques relatifs à son travail. Il pouvait rester assis une heure environ à regarder la télévision ou à bavarder avec des amis mais ensuite il ne tenait plus en place, il devait se lever, se mettre à faire quelque chose. Ou plutôt à bouger, pensa-t-il. Oui, il fallait qu’il bouge. Pourquoi ?

C’était la première fois de sa vie qu’il se posait cette question, la première fois, en fait, qu’il s’interrogeait sur lui-même. Qu’avait-il ?

Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que ses sensations – sa sensibilité, aurait dit Tincrowdor – s’étaient aiguisées, ni pour relier cette transformation à ce qui s’était passé dans le bois. Autrement dit, les organismes infiltrés dans son sang en étaient la cause ; autrement dit, ils avaient sur lui un effet bénéfique. Était-ce sûr ? En outre, Eyre n’appréciait pas réellement d’avoir plus de perspicacité. Il était comme un homme qui, après avoir passé sa vie à bâtir une citadelle inexpugnable, découvrait qu’il en abattait lui-même les murailles.

Cette analogie le mit encore plus mal à l’aise car il n’avait pas l’habitude de penser en termes étrangers à la mécanique.

Eyre se réfugia dans la logique : si les organismes avaient provoqué en lui des changements dont il avait conscience, ils avaient également pu être la cause de modifications qu’il ignorait. Sinon, pourquoi l’aurait-on placé en quarantaine et pourquoi l’infirmière aurait-elle si peur lui ?

Il s’endormit en ruminant ces questions et lorsqu’il se réveilla, il se dit qu’il avait été drogué. Il vit sur son bras gauche des traces de piqûres si nombreuses qu’il devait probablement déjà y en avoir la première fois qu’il s’était éveillé, mais il était alors si troublé qu’il ne les avait pas remarquées. Toutefois, certaines d’entre elles devaient provenir des perfusions qu’on lui avait faites pour l’alimenter pendant son sommeil.

Pour quelle raison s’était-il endormi aussi brusquement ? Il regarda autour de lui et découvrit ce qu’il cherchait : dans l’ombre de la caméra de télévision, l’ouverture d’un petit tuyau. On avait répandu dans la pièce un gaz anesthésique pour le rendre inconscient puis, quand le gaz s’était dissipé, l’infirmière était entrée, lui avait fait une piqûre et avait mis la perfusion en place.

A lui seul le gaz l’empêchait de s’évader et ceux qui le retenaient prisonnier devaient vraiment avoir peur de lui pour juger nécessaire de l’enchaîner en plus au lit. De telles précautions lui donnaient, malgré sa rage et sa frayeur, un sentiment d’importance. Pour la première fois de sa vie, il sentait profondément en lui qu’il était important pour quelqu’un.

Il s’assit, éprouva sa force en tirant sur les chaînes. Il se sentait faible mais, même s’il avait possédé toute sa vigueur, il n’aurait jamais pu espérer briser les maillons d’acier. Et même s’il l’avait pu, ceux qui le surveillaient grâce à la caméra lui auraient aussitôt expédié une dose de gaz.

Il s’étendit, réfléchit à son sort : comme la vie, il était impossible d’y échapper sans mourir.

Station du cauchemar
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